La trahison, suite (SoL)

C’était un clystère, de près d’un mètre de haut, en carton bouilli ; quelque chose d’improbable, de délirant, d’obscène. Les acclamations et martèlement de chaussures ont fait vibrer la salle. Si seulement il s’était arrêté là ! Sa tirade s’arrêtait là, dans le script.

«  Vous l’avez vu, mon instrument ? a-t-il continué, jubilant en levant le clystère devant lui comme une épée par la garde. Regardez-le bien ; et demandez-vous un peu comment je peux m’en servir avec vous. Vous voyez vraiment pas ? demandait-il en baissant à nouveau la canule vers le sol et en contournant la tache d’abîme pour s’approcher du public. Le secret, dit-on, est de soigner le mal par le mal. Mais c’est quoi notre plus grand mal ? Le sida, le cancer , la grippe du poulet ou la vache folle ? On brûle… C’est la connerie téléspectateur de mon c…oeur. La grosse connerie noire et visqueuse qui coule sans relâche de ton cerveau.  

J’en ai là-dedans ! J’en ai même tant que je te l'injecte et je te guéris ! Une petite démonstration?

Toi le crétin là-bas avec ta casquette rouge ! (La salle éclatait d’un rire sauvage tandis que le pauvre gars devenait écarlate) C’est bien toi qui rêves d’être un rebelle ? Un gros dur qui brise les règles ? Alors que tout ce que tu as brisé c’est une cuvette de chiottes et qu’après tu as dénoncé un pote parce que tu pouvais pas aller jusqu’au bout de ta petite érection ? »

Apparemment il faisait allusion là à un incident du collège parce que ses potes l’applaudissaient et riaient de plaisir en voyant ce garçon tremblant comme une feuille mis sur le gril par un  Jeff-Babtou dont l’œil étincelait de férocité. Une mamie un peu affolée s’est mise à se récrier quand il a approché la canule de l’œil du mec.

« Vous inquiétez pas madame, c’est un coup monté ! N’est-ce pas que c’est un coup monté, Paulo ? »

Et le « Paulo » acquiesçait frénétiquement, craignant sans doute ce qui l’attendait dehors s’il ne jouait pas le jeu. Alors Jeff a enfoncé le clystère dans sa joue et l’a actionné sous les rires. J’avais peur qu’il ne s’en déverse quelque chose mais visiblement ils n’avaient pas poussé le vice jusque-là…

« Prends ça ! Et maintenant, fini de trembler, tu es un winner ! Un risque-tout qui assume, et qui chope et qui bande à volonté ! Abracadabra, la médecine opère … Dans un certain temps sur les cas lourds alors ça nous fera 15 000 euros ! A qui le tour ? »

La franche hilarité de Jeff était incroyablement contagieuse, Monsieur le Maire lui-même souriait… mais semblait lui-même se poser des questions, surtout quand le « Maître de l’Orviétan » s’est dirigé vers une femme au troisième rang qui semblait le considérer d’un très mauvais œil.

« B’soir Madame… a malignement soufflé Jeff.
- Je ne souffre de rien, je vais très bien ! s’est-elle empressée d’affirmer.
- Grave illusion. La frustration elle aussi est un mal considérable. Responsable d’ulcère ou du cancer colo-rectal. Il faut soigner dès les premiers symptômes. Dissimulation, mensonges et tromperie …
- Je ne te permets pas … fit-elle, empourprée, avec un bruit venant du fond de la gorge.
- Ce serait la honte, si je ne remplissais pas… mes obligations ! »

Et actionnant pour la seconde fois son clystère, il envoya une sorte de pâte chocolatée (du moins j’espérais que c’en était)  dans le décolleté de la femme qui se mit à hurler, à cause de sa robe ruinée.

«  Quel cri ! Quel jeu magnifique !!! s’époumonait Jeff, on applaudit bien fort !!! » Et la salle transportée fit une ovation à cette dame qui se rassit, contrainte ; avec un sourire des plus jaunes.

Jeff salua de droite et de gauche, avec une inclination profonde devant le conseiller général ; puis remonta triomphalement sur scène. Déclin et chute de Babtou Kanna. Le dernier acte fut en tout point fidèle à notre texte de départ. Mais le mal était fait, j’étais ulcérée. Et je m’esquivai juste avant le dernier mot. Je croisai Allan dans le couloir menant aux toilettes.