Une photo floue et je me meurs (2)

Un petit magasin de brocante parisien a sorti, sur le trottoir ses tréteaux couverts de vieux objets. Il est en train d’examiner comme un petit globe terrestre en bois, à la mode ancienne et ses cheveux d’un brun chocolat lui cachent la figure. Il paraît grand ; en effet, concentré, sérieux.

Je ne sais pas pourquoi, mais quelques instants auparavant, je n’aurais pas cru qu’il puisse s’intéresser à de telles « vieilleries »… Moi, j’aime bien les objets cabossés qui ont une histoire. Je roule en 4L alors vous voyez . C’est pas en me la pétant que je vais rabattre du beau gibier !

En le regardant, je sens que quelque chose m’empoigne, que j’enrage de ne pas distinguer ses traits tellement la photo de Laurent est nulle. Un col roulé noir, une espèce de caban en velours tabac qui a vécu, mais qui ne manque pas d’élégance. Aucun véritable signe de frime, mais une présence extraordinaire. La vraie classe, quoi !

Ah non, Lolli, non, me dis-je en moi même. Tu vas pas te faire avoir par le mec de ce péteux de Laurent… Après, il faudra être jaloux de Laurent ?  Non, non, ça, rien à faire ! Plutôt crever !

Et puis d’abord, tu l’as pas vraiment vue, sa gueule, puisqu’elle est toute floutée, comme dans ces émissions où les gens sont brouillés pour pas qu’on sache qui c’est. Si ça se trouve, de près, il ressemble à un calamar…

Mais non, c’est pas possible,  t’es en train de te cacher l’évidence.

Je suis si troublé que même Laurent a arrêté de jacasser et me regarde avec un drôle d’air.

Vlad ne dit rien. Il est tout pâle.

«  Mais j’y pense, fait alors Laurent ; vous n’avez pas mangé, vous non plus ?

- On comptait sortir, Lollipop et moi.

- Ah , mais ça tombe bien. Je sais où l’on sert les lasagnes au veau les plus somptueuses de la terre. »

Je ne peux pas m’empêcher de grimacer :

«  Désolé, ce sera sans moi. Je suis végétarien.

- Oh non ! proteste Vlad, on va trouver autre chose, mais tu viens… »

Laurent me jette un œil amusé et dédaigneux.

«  Oh, je vois. Lollipop est un garçon extrêmement tendance… »

Non mais je rêve ! LUI, avec tous ces gadgets, LUI qui nous a vampirisé la soirée avec ses roucouleries de Monsieur-J’ai-Mieux ; il OSE me dire que je suis victime de la mode ?

«  Tendance, je sais pas. Mais en général, la chair, je la préfère bien vivante dans mon pieu que morte dans mon assiette. »

Bon ça y est, c’est fait. J’ai un ennemi.

Parce qu’alors, ça le fait pas du tout marrer…

Vlad s’est caché la tête dans les mains. Ou c’est pour camoufler un fou rire ou c’est parce que je lui fais honte. Les deux, sûrement.

On finit par échouer dans une boîte à pizza. C’est glauque jusqu’à ce que Vlad et moi, on retourne se coucher.

Je n’ai pas cessé de penser à la photo du fameux Appolon qui bossait chez lui, ce soir-là. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas venu ?

Même en me réfugiant dans la chaleur de Vlad, je n’arrive pas à me débarrasser de ce mystère vivant qui travaille, qui dort, qui fait l’amour dans la même ville que moi. Ca me rend fou. Je tourne, je vire entre les draps et j’empêche Vlad de dormir.

«  Excuse-moi de t’avoir imposé Laurent, ce soir… finit-il par me dire.

-Imposé ? C’est ton ami !

-Te fatigue pas, Lolli. J’ai bien vu qu’il t’insupporte. Moi-même, il m’agace parfois ; mais tu sais, dans le fond, il est pas sûr de lui…

- Ca c’est le baratin classique. Ca le dispense pas d’être modeste ; et surtout poli.

- Parce que tu es modeste, toi ?

- Allons, tu sais bien qu’il faut me prendre au 90^ème degré !

-D’accord tu voudrais bien le passer par la fenêtre, Lolli,mais à certains moments, tu me fais penser à son mec… »

Je tressaille !

«  Oh, le splendide « A » ?

-Tout juste. Dans l’attitude, vous vous ressemblez. D’ailleurs, j’ai cru comprendre que tu regardais ses photos avec beaucoup d’intérêt. »

Je nie. D’habitude,  je suis très capable de mentir ; mais là il m’a percé à jour.

«  Tu le connais, toi ?

-  Je l’ai vu dans des soirées. Pour le reste, c’est ce que Laurent m’en raconte.

- C’est vrai ? J’aurais juré que tu le connaissais beaucoup mieux que ça.

- Non, Lolli, je suis navré de te décevoir. Mais jamais un mec comme ça ne prendra en considération quelqu’un comme moi. »

Je ricane :

«  Allez, pas de fausse modestie !

- Je rigole pas. La différence qu’il a avec toi, c’est que lui il est vraiment méprisant. A un point que tu ne peux pas concevoir. »

Il se retourne, je ne vois plus son visage. Il est pas con, Vlad, il a compris ce qui m’arrivait ; et il a les boules.

«  Dire que dans quelques années, un individu comme ça va soigner des gens… »