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« Combien d’années encore ? Réponds-moi Ibra ; réponds au moins à ça. Tu sais qu’après je pourrais plus rien savoir.
- Bon, ça va merdeux… Cinq au mieux ; t’es content ? Pourquoi tu te mines avec ça alors que tu vas sortir ?
- Je devrais être content ? Y a que ceux qui nous enferment qui pensent qu’on peut l’être. A l’intérieur je suis en mille morceaux, je te promets ; je ressens plus rien.
- Attends un peu d’être dehors. Tu vas voir le milliard d’émotions qui va s’engouffrer quand tu toucheras la chaleur du soleil. Mais fais gaffe, c’est ça aussi qui repousse à la connerie.
- Je sais plus trop si j’ai envie de sortir maintenant. »

Ibra m’a pris par les épaules et foutu dehors.


Samuel avait tout fait pour être à ma levée d’écrou, il m’a tendu les fringues données par River, lavées et repassées. Je redémarrais dans la vie avec des habits qui ne m’appartenaient pas, un poil trop grands pour moi et qui avaient été destinés à un autre, mais ça je lui ai pas dit parce qu’il avait l’air drôlement content de me les redonner.

 

« Fais-moi plaisir, Jeff, ne reviens pas…
- Fais-moi plaisir, Sam, trouve-toi un autre taff pour faire bouffer tes mômes ! »

 

Et je suis sorti avec l’orage qui commençait à gronder. Un vieux pote, lui aussi, une source d’inspiration… Fred m’attendait sur le parking désert avec un petit spécimen féminin tout roux et tout bouclé qui lui ressemblait… comme une sœur ! Ça m’a fait tout drôle de voir cette gamine m’accueillir dans la liberté avec une sorte de bonne humeur instinctive qui devait être de la gentillesse naturelle. Elle m’a filé des tic-tac et ce mélange de citron vert et de framboise chimiques, a été mon premier goût du dehors ; acide et délicieux. 


Depuis sa sortie, Fred squattait chez sa copine Nolwenn dans un petit appart du Centre-Ville ; c’était sympa à elle de m’héberger mais j’ai bien senti qu’elle le faisait pour Fred et qu’entre nous ça n’allait pas vraiment marcher parce qu’elle me semblait super méfiante et que moi, tout étourdi de pouvoir marcher sur plus de dix mètres, de m’asseoir à califourchon sur le balcon ou de grimper sur un bout de toit pour fumer ma clope ; j’avais pas trop la tête aux mondanités. J’avançais dans l’espace libre et sans limite comme un aveugle qui tâtonne ; et pour la première fois depuis douze mois j’avais l’impression de pouvoir être durablement propre et d’avoir le droit de savourer pleinement un morceau de pain frais ou une bouteille de bière. Le moindre bout de pizza acheté à un coin de rue prenait des saveurs de mets gastronomique. Même chargé de gaz d’échappements, l’air que je respirais m’était infiniment pur.

 

Ibra m’avait conseillé de me méfier de cette ivresse des premiers jours. Pour celui qui l’avait désirée un peu trop longtemps, elle inclinait vite fait aux rechutes fatales ; euphorie et désoeuvrement étaient le pire des siphons pour les libérés de fraîche date. C’est pour ça que je suis resté un peu longtemps en compagnie de Fred et sa meuf. Je me suis dit qu’entouré de « gens biens » avec de la conversation intelligente et tout, ça ferait comme un sas de décompression. Seulement, où est-ce que j’irais traîner ma peau après ?

 

Déjà ; le jour, alors qu’ils allaient bosser à la bibli universitaire, j’étais livré à moi-même, sans autre réelle activité que de déambuler et de me faire une toile de temps en temps. J’ai bouquiné aussi, si, si c’est vrai ! Pas tellement les trucs politicards de Fred qui me foutaient la migraine au bout de deux pages ; mais des romans, ceux de Nolwenn plutôt, qui étaient parfois hallucinants. Sanctuaire de Faulkner, vous connaissez ? Vous devriez. Cette histoire-là a adhéré à mes paumes de mains dès que je l’ai touché. J’ai emporté le bouquin dans mes balades et je me calais parmi les clodos pour le dévorer.

 

D’abord, j’y comprenais rien. Tant de personnages, de va-et-vients ; une nana pitoyable qui se débat de la pire manière contre ce qui va forcément lui arriver et des voyous imbibés d’alcool prohibé, avec des yeux en « boutons de caoutchouc » à côté desquels Alb et moi on est des monuments de nuance et de réflexion. Mais j’étais happé, témoin dépassé du mal brut et de la misère humaine ; du naufrage de la justice et du lynchage final d’un innocent dans l’atmosphère la plus puante et la plus moite que j’avais jamais imaginée, même en taule.

 

Et là, j’ai compris que l’esprit humain c’était le pire des chaudrons, que là se brassaient les plus sordides fantasmes, les viols orchestrés et lâches, les supplices acclamés par la foule, la géhenne puante pour entasser les réprouvés de notre espèce. Tout cela pouvait être le fruit de la seule pensée ; même déployée au cœur du plus beau soir ou de la maison la plus paisible. La vision d’horreur venait de nous, rien que de nous, et nous étions les seuls responsables de notre diabolique créativité.

Tag(s) : #Un orage de goudron
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