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Le Cargo de Deniel

Dis-moi quelle arme prendre dans ma fuite, cargo ; dis-moi comment quitter ce monde étriqué, si loin de ce que je suis, en vrai. Dis-moi comment te trouver là, après les silos, après les hangars sur le quai de Kergroise ; tu ne peux être amarré qu’ici, pour moi, à fleur d’eau dans ce lieu vert-de-gris et morne.
Je t’aime déjà , cargo ; même si mes yeux ne te voient pas encore.

J’ai couru très longtemps pour arriver jusqu’ici, mais je t’assure ; tu n’es pas qu’un refuge. Cet après-midi, ils ont pris les urinoirs autour de moi dans le vestiaire, et l’air suffocant regorgeait de leurs sueurs et de leurs sourires en coin.
« Denielle Caramelle » mon sobriquet de cour ; pas la royale, hein, celle de récré...

C’est l’invention d’ Ilian, qui était mon frère. J’ai pu me dire un temps que les féminins fleurissaient par erreur sous sa plume de gros naze en orthographe. Mais quand souffle le vent de la persécution, quelque chose comme de l’intelligence s’affûte dans l’esprit des harceleurs les plus bornés. Quelque chose qui y ressemble ; mais qui n’est rien d’autre en fait que le sursaut de la méchanceté.

Ilian aurait pu rester mon frère, il s’est seulement raidi dans l’escarpement inexplicable des haines adolescentes. Et il a voulu faire de moi sa victime, leur victime.
Je ne suis pas parti pour les fuir eux, cargo, mais pour me fuir moi-même car leurs insinuations, leurs bousculades et leurs insultes m’ont engourdi d’abord dans un état de souffrance bienheureuse. Ce regard plein de désir mauvais qu’Ilian jetait sur moi me transportait jusqu’au tréfonds du bide. J’aimais ça, tu comprends, parce qu’il avait beau être diabolique, c’était du désir quand même avec plein de fantasmes inexplorés, inavouables dedans.

Je me suis réveillé. Ils me provoquaient en urinant tout à côté de moi. Et je connaissais trop bien leurs méthodes sur les boucs émissaires précédents dans la classe pour ne pas savoir que ces liquides seraient très bientôt pour moi. Mais j’ai agi sans conscience. J’ai juste vu le rouge injecté dans les yeux bombés d’Ilian, lorsqu’il s’est rendu compte que la miction qui lui coulait sur les mollets était la mienne.

« Sale pute, Deniel, espèce de sale pute… » Il n’a pas insisté sur le « -lle » cette fois-ci. La petite abjection, pendant une fraction de seconde, nous a mis sur un pied d’égalité que je n’ai pas supporté.
Parce que je kiffais l’idée d’être son chien, sa serpillière. Tout, plutôt que d’être comme lui, comme eux. Un souffre-douleur a sa propre, sa grave noblesse. Moi je ne suis pas noble ; juste agité, sensuel et stupide. Et c’est pour ça que je t’ai pissé dessus, Ilian, et que j’ai pris mes jambes à mon cou.

Cargo, Je t’avais inventé bien avant de franchir au galop cette grille de collège, bien avant de sauter dans ce bus pour Lorient. Je t’ai amoureusement façonné dans mes rêves avant de me jeter vers toi. Et me voici, errant comme un chacal maigre derrière les grillages cadenassés du port ; heureux par cet univers mi terrestre mi marin où le Scorff à quelques mètres déroule ses flots grisâtres et salins . Ce soir je suis seul, à l’abandon ; mais libre de t’espérer car tu vas forcément surgir.

La brume mouillée tombe, et des centaines de lumières naissent à l’horizon ; moi je suis à l’abri sous les bâtiments vides. Même les bombes acharnées n’ont pas entaillé ces bunkers alors qu’est-ce qui pourrait me surprendre ici ? Des hommes ? Mais mille fois , oui ! Je veux éprouver tout, absolument tout ce qui pourrait s’attacher à mon corps. Je n’ai pas de famille, les invertis n’en ont pas ; à part celle qu’ils se forment et qui est très fragile. Je viens ici, dans ce grand port spectral où personne ne reste pour retrouver mes frères, et ma maison flottante.

Tag(s) : #Le cargo de Deniel
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