Merci aux Editions du Frigo qui mènent un projet extraordinaire: donner le support d'un livre à des auteurs gays disparus ou à ceux qui ne peuvent faire entendre leur voix que sous un pseudonyme. Cette année, ils organisent le Prix du Roman gay; allez voir leur site!
http://www.editionsdufrigo.com/
La grande porte est tout près de lui, comme une promesse atteinte. Même qu’elle est entrouverte et que la fraîcheur du dehors s’infiltre dans la fente indigo, baignée de brouillard hivernal. Lennon peut sortir, il va sortir et ce sera tout fini, le cauchemar de cette incarcération dantesque. Cogite plus, c’est ça, vas-y, prend tes jambes à ton cou.
Mais il est maintenu au mur, un canon d’arme lourde enfoncé dans la joue, et s’il fait le moindre geste, la pression se resserre.
« Pas maintenant, frère, pas maintenant ! Prends le temps de la réflexion !
- Non, non, Jeff, pas comme ça !
- Comment ça pas comme ça, bordel ???
- Du calme ! me crie encore Barney, je te dis de pas le faire comme ça... Murray n’est pas stressé, tu m’entends ? Il est habitué à ce genre de situation. Les gestes, il les fait dans l’urgence, mais en lui-même il est toute détermination. Alors il faut que sa voix soit douce…
- Laisse-moi lui mettre le canon au fond de sa gueule, alors, ça va me faire la voix douce, j’te garantis…
- Du calme, Jeff ! »
Mollement, A.S.E.N me repousse en se marrant. J’y peux rien moi si le gros gun dans les mains et tous ces effets spéciaux ça me met les nerves en vrille. Pendant qu’il avale son cinquantième café de la matinée, j’essaie désespérément de me recentrer. Mais il m’énerve l’autre pingouin de Barney et ses Ray-Ban de ringard, à constamment m’interrompre avec ses pinailleries ; on dirait un prof.
A tout prendre, il vaut mieux que je repense à Sol ; elle aussi passait son temps à me péter les ouèbes du genre mets-toi comme ça ou pose ta voix ou marche ainsi, descends dans ton rôle. Descends, en toute humilité. Gomme absolument tout ce qui peut ne pas y correspondre ; en particulier la demi-tonne de rancoeurs que tu trimballes avec toi en arrivant sur scène. Murray, c’est un vrai Barge, lui, avec plus de fixettes à la micro-seconde que t’as jamais pu en avoir dans toute ta vie entière… Sauf que sa pensée de psychopathe est un truc très soigneusement réglé.
« Alors, provincial, t’as compris ? Range ton hystérie de débutant quand on va reprendre.
- Au mur, enculé ! » que je lui renvoie en le plaquant derechef à côté de la grande porte. Et consciencieusement, j’applique à nouveau l’arme au creux de sa joue et très fort je respire…
« Pas maintenant, frère, pas maintenant… Prends juste le temps… de la réflexion… Si tu sors juste là t’es mort…écartelé…Tu veux voir ? » Toujours avec la même lenteur concentrée je m’écarte. Le gars qui m’accompagnait arrive, hoquetant, le sweat trempé d’hémoglobine.
« T’as bien taffé, Matt, si on sortait maintenant ? C’est ouvert…
- Mais Murray… Toi-même tu disais…
- T’as pas confiance ; gros ? Tu veux que j’y aille d’abord ?
- Et pourquoi il y va pas, lui ?
- Parce qu’il est nouveau, tiens ; il fait dans son froc… Bon, j’ai compris bande de meufs, je vais être le premier libre.
- Non, non, attends Murray, balbutie l’autre ; j’y vais moi…
- Très bien, tu vas pas le regretter. On te suit. »