Le théâtre de Solenn (FRed)

Les gamines aux bras cliquetants de bracelets shamballas me détaillent avec des yeux d’autant plus ronds que leur « cheftaine », ravissant carré blond et sarouel turquoise, s’avance vers moi avec le plus engageant des sourires, comme si on se connaissait depuis vingt ans. Peut-être est-ce là le premier effet véritablement cool de ma « notoriété » militante, être accueilli à bras ouverts par un petit lieutenant de l’ombre que je découvre avec bonheur dans cet endroit encore tout bruissant de créativité.

«  Qu’est-ce qui vaut la visite d’un « héros » à notre petite troupe ?
- C’est là, m’a-t-on dit, qu’on fabrique les futurs « héros »… Dans le théâtre de Solenn ! »

Répartie un peu facile, vous en conviendrez, mais qui fait rougir jusqu’aux oreilles la dramaturge et son petit essaim d’émules qui ont au plus quinze ans.

«  Et tu viens recruter ? Je te préviens, nous sommes toutes prêtes !
- Non, c’est pas ma politique à moi d’envoyer des consciences toutes neuves au casse-pipe. C’est une affaire d’amitié qui m’amène… »

Ça fait longtemps que mes paroles n’ont pas troublé une nana comme ça ; ou alors elle joue drôlement bien (c’est son job après tout). Mais je sens qu’elle brûle de comprendre le sens de mes propos ; et moi je n’ai qu’à sourire tranquillement, trop facile !

Avec une célérité de pro, elle disperse les petites curieuses et on se retrouve assis sous les grandes  fenêtres, en compagnie de son thermos de café.

« J’ai pas besoin de te dire d’où j’arrive, alors…
- L’important c’est que tu sois sorti. Je sais pas si c’est grâce à nous tous, mais quand on a appris pour Marc et toi, ça a été la plus belle nouvelle de ma vie…
- J’étais en cellule avec Jeffrey, Solenn. »

Là, elle demeure interloquée :

«  Continue…
- Je sais que tu lui as écrit souvent, et à sa manière à lui il nous a fait comprendre qu’il en était vachement fier.
- Intéressant d’apprendre ça… Figure-toi qu’il ne m’a répondu qu’une seule fois, et par un tissu de banalités ! Pourtant, quand il venait ici, c’était l’un des plus doués, sans mentir ; il avait un sens de la représentation et du comique innés.
- Il a encore tout ça ; mais moralement il est au plus mal…
- Et ça t’étonne ? Franchement je me suis demandé un million de fois à qui il pouvait encore se raccrocher. C’est bien qu’il ait pu faire un petit bout de chemin avec toi, même dans ce truc immonde !
- On s’est quittés en très mauvais termes, Solenn ; c’est pour ça que je viens demander ton aide.
- Mon aide ? Mais qu’est-ce que je peux bien faire ?
- Il va sortir avant Alban ; il s’est pris un mois d’isolement supplémentaire.
- Alban est au mitard ? C’est atroce… Et pourquoi ?
- Encore une histoire de violence, ai-je répondu, un peu choqué par cette vive compassion pour un mec comme Alban ; mais écoute, c’est certainement une chance pour Jeff si on arrive à le détacher de son emprise pendant le temps où il sera seul.
- Là je crois que tu rêves un peu. Même sans Alban, Jeff a son rôle à tenir par ici, il est attendu et ses potes rêvent d’autres coups d’éclat. Ca fait cinq ans qu’il a quitté le groupe de théâtre et même s’il revient de temps en temps pour voir ce qu’on fait, ça ne pèse absolument rien par rapport au camp qu’il a choisi.
- Justement, je ne pense pas qu’il l’ait vraiment choisi.
- Et tu surestimes l’ascendant qu’Alban a sur lui. Je t’assure que dans le mauvais courant il est tout à fait capable de surpasser son frère. Alban est un révolté qui ne mesure jamais les conséquences que peuvent avoir ses actes. Jeff, lui, s’est forgé une philosophie de refus et de provocation parfaitement organisée qu’il peut assumer absolument tout seul, c’est sa carapace depuis toujours.
-Alors je crois qu’on a bon espoir, parce que s’il est farouchement indépendant comme tu le dis, il peut aussi se convaincre tout seul de détourner toute cette énergie négative. Après tout, ce ne sont pas ses potes qui sont allés en cabane et lui n’a pas l’intention d’y retourner après, il nous l’a dit.
- Mais sa violence a une origine familiale et profonde, est-ce qu’il aura la force suffisante pour lutter indéfiniment contre ?
- Beaucoup d’autres l’ont fait. Il faut lui donner la possibilité de construire quelque chose de suffisamment prenant pour qu’il ne s’en détourne pas quand bien même « les autres » l’appelleront. Tu n’as vraiment pas une idée de ce qu’on pourrait lui proposer ?
- Ca n’est sans doute pas comme ça qu’il faut commencer. Pour que Jeff entreprenne quelque chose, il faut qu’il s’attache à quelqu’un. Il n’y a guère que comme ça que je l’ai vu agir de façon efficace : avec une motivation affective forte. Mais il se méfie de gens comme nous, parce qu’il est suffisamment fin pour pressentir le pouvoir de l’intellect. Il a peur de se « laisser embrouiller » ; alors il rejette le dialogue et il se referme.
- Mais amoureusement… il n’a personne ?
- Des plans, beaucoup. Rien qui l’ait vraiment retenu. Alban est beaucoup plus fidèle, en fait. Jeff est de prime abord dans la séduction, mais lorsqu’il a atteint son but, c’est comme si ça commençait à l’angoisser. Tu peux essayer de l’intégrer dans un groupe ou de lui faire créer des trucs ; il s’y emploiera un moment avec beaucoup d’application, pour te faire plaisir. Mais il est foncièrement instable, et dans tous les domaines ; il finit toujours par fuir. Je t’assure, je ne pense pas avoir  beaucoup d’influence sur lui ; même si je pense que d’une certaine manière nous nous comprenons.