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Comme Ibrahim était déjà là depuis l’ouverture, il savait aussi bien cantiner et j’ai arrêté de crever la clope. Il avait une belle philosophie de la vie, très nette avec des principes d’honneur tranchants comme des rasoirs. Mais il a vite capté que je le suivrais pas dans son idéologie ni dans sa religion; c’était pas grave. On trompait notre solitude, et on se serrait les coudes. C’était transitoire, donc très fort. Du coup, on était pas prêts à « recevoir » Fred. Ca nous emmerdait qu’il arrive, avec sa culture de gauchot à la con ; on se sentirait observés. Bon, on a su qu’il serait « pour nous » que le jour où il est arrivé, mais on suivait les actus à la télé et on se demandait à quoi ça sert ce qu’ils font, eux ? Plus de prison, ils rêvent ! Et quand on a appris qu’il y avait des condamnations parmi eux on s’est dit pourvu qu’ils viennent pas dans notre cellule ; ils vont pas comprendre ce qui leur arrive et on est pas là pour jouer les nounous…
- D’autant que la cellule n’était pas vraiment prévue pour un troisième, c’est ce qu’elle m’a dit, Sol…
- Qu’est-ce qui est prévu pour qui dans une taule, tu peux me dire ? Ils disent qu’il faut « t’adapter », mais tu peux pas t’adapter quand tu te prends une humiliation après l’autre. T’as plus qu’à « recréer » et c’est comme ça que tu passes à travers tout sans trop de casse. Il faut absolument tout repenser, en particulier les relations que t’as avec les autres. Ca peut pas être comme dehors ; t’as pas la possibilité de voir qui tu veux ni d’échapper à qui tu veux pas ; donc les matons, les psys et autres connards qui viennent te donner des conseils et qui rentrent chez eux après tu peux pas suivre leurs conseils merdiques. Tu te rendrais ridicule, c’est tout. T’as pas de recul, jamais ; tu vis dans l’instant. Jusqu’à ce que les rapports évoluent. Avec Fred et Ibra tout est allé très vite, comme si on savait d’instinct qu’on en garderait quelque chose. Et tu vois, c’est là, c’est pendant ce mois où on était tous les trois dans des conditions épouvantables que j’ai commencé à me refaire. Preuve que même au fin fond de l’enfer on peut se trouver.
- Tu me ferais presque regretter de pas y avoir été !
- Je déconne pas, il va te manquer quelque chose. J’ai un oncle abruti qui dit ; « un vrai mec c’est celui qui a connu l’armée et la taule ! »
- Alors t’en as juste une seule, toi ?…
- Et toi walou…
- Si c’est comme ça,  je revendique d’être un gros eunuque ! »

 

On s’est marré en avalant les kilomètres, puis, après avoir bu un coup sur une aire, on a laissé l’arrière à Jeff et River tandis que je reprenais le cerceau en compagnie de Sol et Fred pour nous enfoncer dans le début de nuit violet sur Bordeaux ; et la route du bord de mer s’est faite plus sinueuse jusqu’au terrain dans les pins où on devait se poser. On a découvert le cabanon en planches dont mes potes m’avaient laissé les clés, avec une pièce unique et son poêle à bois au milieu.

 

Purement décoratif vu la chaleur qu’il faisait ! Sans même descendre les bagages, on a couru sur la plage à peine obscurcie car une grosse lune brillait dans le ciel indigo tout parsemé d’étoiles. La mer grondante exhalait sa vaste fraîcheur sur le sable à peine humide où luisaient quelques taches éparses de phosphore. Jeff, Fred et River se sont aventurés dans l’eau jusqu’aux genoux, impatients, et leurs rires se sont mêlés à la lourde rumeur des flots fatigués. Assis sur la grève avec la tête de Sol sur l’épaule, je me sentais lentement envahi de plénitude. J’avais tant rêvé d’un moment comme celui-là, et maintenant il s’offrait, tout naturellement, si entier, à ma conscience étonnée. A quelques mètres, trois amis jouaient à s’asperger d’agent liquide, et se lavaient en jubilant de tous leurs revers de fortune.

 

C’était prodigieusement simple, et tout à coup octroyé. Le bonheur bourdonnait partout autour de nos têtes, il n’y avait qu’à le respirer.

 

Jeff qui ne voulait pas dormir s’est écroulé dès que nous avons rapatrié les matelas sur le plancher du cabanon. L’unique prise servait à brancher une sphère anti-moustiques de couleur verte ramenée par Sol. River et Fred jouaient aux échecs sur la terrasse, à la lueur d’une lampe à pétrole et moi je grattais quelques pièces manouches à la guitare pour ma frangine. Enfin River est venue, et tous deux nous avons interprété Don’t explain à l’andalouse , c’était magnifique car elle chantant et moi jouant , nous nous découvrions cet amour commun pour une version si méconnue, et si sensuelle porté par sa voix profonde et audacieusement hésitante, elle chantait…

Et Jeff dormait d’un sommeil plein et sans trouble, inconsciemment bercé.

Tag(s) : #Midnight Parlor
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